A côté des abeilles domestiques, il existe plus de 20 000 autres espèces d’abeilles sauvages dans le monde et près de 1000 en France qui jouent un rôle essentiel dans la pollinisation des végétaux sauvages ou cultivés (Potts et al., 2016). En butinant, les insectes pollinisateurs contribuent à la survie et à l’évolution de plus de 80% des espèces végétales et 75% des espèces cultivées dépendent directement des insectes pollinisateurs pour la production des graines et des fruits (Potts et al., 2010). Cette grande diversité d’espèces qui se différencient les unes des autres en termes de morphologies, de préférences florales, de sites de nidification et de capacités de vols, rassemble des pollinisateurs irremplaçables qui sont aussi aujourd’hui menacés (Nieto et al. 2014). On constate une disparition des abeilles et des insectes pollinisateurs qui risque à terme de conduire à de profonds changements des équilibres alimentaires mondiaux. Pour enrayer ce phénomène, il est important d’évaluer les facteurs (pratiques agricoles, gestion des territoires etc..) ayant un impact sur les abeilles sauvages et de proposer des mesures favorables au maintien ou au retour des abeilles sauvages et du service de pollinisation qu’elles rendent.
Depuis plusieurs années des actions à l’échelle du territoire ou de l’Union Européenne ont été engagées comme par exemple : Le Plan National d’Action France : Terre de pollinisateurs (Gadoum & Roux-Fouillet, 2016) ou l’EU-Pollinator initiative (Nieto et al. 2014). Ces actions fédèrent un nombre important d’acteurs (e.g. entomologistes, laboratoires de recherche, associations) et mobilisent de plus en plus de citoyens sensibilisés à la disparition des abeilles. Ainsi un projet de science participative a vu le jour en 2008 sous l’impulsion du Muséum National d’Histoire Naturelle et l’Office pour les Insectes et leur Environnement pour assurer un suivi photographique des insectes pollinisateurs (https://www.spipoll.org/). Au-delà des frontières, c’est un projet transfrontalier (France-Wallonie-Vlaandren) qui a été initié (http://sapoll.eu/) pour préserver les pollinisateurs à travers la sensibilisation du grand public et un suivi scientifique des espèces d’abeilles sauvages.
La possibilité d’identifier facilement, rapidement et sans ambigüité un individu pour l’assigner à une espèce est un verrou méthodologique dans de nombreux programmes de recherche : en taxonomie, dans l’étude des populations et la conservation des insectes et pour la construction de réseaux de pollinisation. Traditionnellement, l’identification des insectes est réalisée à l’aide de clefs d’identification basées sur les caractéristiques morphologiques des individus, mais elle requière souvent l’intervention d’experts pour les groupes complexes comme les abeilles sauvages. Cependant ces experts sont peu nombreux et très sollicités. Pour aider à l’identification et à la diffusion des connaissances, la construction d’une plateforme dédiée à l’identification des abeilles sauvages (http://www.idmybee.com ) est en cours de développement afin de mettre à disposition d’un plus grand nombre les outils d’identification classique (e.g. références bibliographiques, critères d’identification, illustrations, liste d’experts).
Récemment, les codes-barres ADN (ou barcodes ADN) sont devenus incontournables pour analyser, trier et classer de grand nombre d’échantillons. Complémentaires aux méthodes conventionnelles d’identification des insectes, ces techniques de lecture de marqueurs des espèces, ou « étiquettes moléculaires », sont apparues dans les années 2000 avec des initiatives d’envergure internationale comme le Barcode of Life Data System (BOLD : www.boldsystems.org) (Hebert et al., 2003). Pour les abeilles sauvages, différents travaux de barcoding ont été réalisés outre-Atlantique au Canada (Sheffield et al. 2009) et dans divers pays Européens (e.g. Allemagne, UK, Suisse) (Schmidt et al., 2015; Creedy et al., 2020 ; Gueuning et al., 2019). Bien que plusieurs marqueurs moléculaires existent, chez les insectes le COI a été de loin le plus utilisé, et celui sélectionné dans plusieurs programmes internationaux, dont BOLD (Ratnasingham & Hebert, 2007).
En France, quelques initiatives locales ont démarré (projet Pollen en région Centre (Lopez-Vaamonde et al., données non-publiées) et la Planète revisitée en Corse (Rougerie et al., données non-publiées) mais aucune base de référence nationale de barcodes ADN n’est disponible à ce jour pour les 961 espèces d’abeilles sauvages répertoriées sur le territoire (Gargominy et al. 2019). Les données actuelles permettent d’identifier que seules 280 des populations françaises de ces 961 espèces sont barcodées (données issues de BOLD.org en Novembre 2020). D’autres espèces ont été séquencées à partir de spécimens provenant de différentes régions du monde, mais les marqueurs peuvent varier selon la géographie. Le séquençage des espèces à partir de spécimens collectés en France permettra de mieux appréhender la variabilité génétique de ces espèces, et potentiellement de révéler de nouvelles espèces jusque-là restées cryptiques. Enfin, près du tiers des espèces (321) n’ont pas de barcode complet (500 à 600 bps). Il est donc nécessaire, voire urgent de compléter ces données afin de permettre une utilisation de ces barcodes ADN pour l’identification des abeilles sauvages en France.
Objectif du projet – Démarche expérimentale
L’objectif principal du projet est de construire une librairie nationale exhaustive de codes-barres moléculaires d’abeilles et la rendre accessible à l’ensemble des acteurs impliqués dans les études et la conservation des abeilles sauvages. A terme nous nous proposons d’intégrer ces données sur BOLD et sur la plateforme interactive IDmyBee.
Pour initier ce projet, nous nous focaliserons dans un premier temps sur 500 espèces d’abeilles parmi les 680 dont les populations n’ont pas encore été séquencées d’après les bases de données de Genbank et de BOLD, en ciblant le gène mitochondrial de référence, Cytochrome Oxydase (CO1) comme barcode. Par la suite d’autres marqueurs comme le 16S pourront enrichir la base. La démarche expérimentale s’effectuera en 3 étapes décrites ci-dessous.
1/ Inventaire des collections existantes
Une étape préliminaire sera de recenser l’ensemble des collections existantes sur le territoire pour en dresser l’inventaire. Plusieurs laboratoires et associations ont d’ores et déjà manifesté leur intérêt dans la démarche et proposent de mettre leur collection à disposition comme l’UR Abeilles et Environnement (Laurent Guilbaud ; INRAE Avignon), l’UMR DYNAFOR (Annie Ouin ; INRAE-INP Toulouse) et l’Institut d’Ecologie et des Sciences de l’Environnement de Paris (Isabelle Dajoz). Un fichier de référence unique regroupant l’ensemble des espèces avec n° voucher, origine géographique, année de collecte et méthode de conservation sera constitué.
2/ Recherche des espèces manquantes
La seconde étape sera d’identifier les zones et périodes potentielles de vol des espèces manquantes pour les collecter. Toutes les espèces ne volent pas au même endroit, ni à la même période de l’année. Identifier où et quand volent les espèces manquantes permettra d’organiser des missions de collectes optimisant la complétion de la libraire de barcode. Ces missions seront aussi l’opportunité de sensibiliser et de former les membres du GDR aux méthodes de préservation et de préparation des échantillons optimaux pour le barcode.
3/ Barcoder les espèces non référencées au BOLD ou NCBI
Le protocole sélectionné pour la mise en place de cette librairie est le protocole standardisé du BOLD, qui permettra d’obtenir des données vérifiables, répétables et de qualité tout en minimisant les efforts de publication de ces données dans les programmes internationaux où elles pourront être utiles à l’ensemble de la communauté. Promouvoir l’utilisation de ce protocole déjà testé sur plusieurs centaines de milliers d’échantillons sera un avantage pour le développement de l’outil à l’échelle nationale.
L’ADN sera extrait à partir d’un tarse ou d’une patte prélevée à partir des spécimens conservés en collection ou nouvellement piégés. Les spécimens séquencés seront étiquetés, photographiés, et leurs informations rentrées en base de données. Le séquençage se fera en collaboration avec les projets nationaux déjà engagés de barcode du vivant (FRBOL) (Rodolphe Rougerie). Cette collaboration permettra de minimiser les frais de temps d’agent et de travail de laboratoire en externalisant l’extraction et le séquençage des échantillons au Canadian Center for DNA Barcoding qui ont des infrastructures dédiées. Cette approche permettra d’obtenir des prix d’analyse préférentiels (près de 2,50€ /barcode au lieu de 8 à 70€ dans un laboratoire ou par prestation de service en Europe) et de bénéficier de leur plateforme de bio-analyse des séquences.
Points forts et originaux du projet
La mise en place de ce projet résulte d’une demande forte des différents acteurs nationaux, laboratoires de recherches et associations naturalistes pour développer un outil rapide et fiable d’identification des abeilles sauvages. La construction et la diffusion d’une base de barcodes COI permettra ensuite d’identifier des marqueurs plus précis pour le déploiement du métabarcoding (identification des espèces en mélange) afin d’analyser à large échelle la distribution des populations, de suivre leur évolution dans le temps et dans différents contextes paysagers. La capacité de traitement haut débit des échantillons par barcoding/metabarcoding sera une plus-value pour répondre à des questions fondamentales sur l’écologie et la conservation des abeilles sauvages et l’effet du réchauffement climatique, des pratiques agricoles de l’urbanisation sur ce groupe de pollinisateurs.
Pour amorcer la construction d’une base de référence de barcodes ADN des 961 espèces d’abeilles sauvages répertoriés en France nous développerons un partenariat avec les collègues des laboratoires Belges (D. Michez – Mons) et Suisse (Christophe Praz – Neuchâtel) reconnus mondialement pour leur expertise en entomologie, et plus avancés dans le barcoding de leur faune d’abeilles. Ce projet permettra aussi de standardiser les pratiques de développement et d’application du barcode à l’échelle nationale pour assurer l’interopérabilité des études futures utilisant ces marqueurs. Le choix de passer par le programme international BOLD ainsi que des collaborations avec le MNHN permettra d’assurer que le développement de ces outils d’identification des abeilles en France prenne en compte les avancées méthodologiques et techniques, très rapides dans ce domaine. Elles permettront aussi de consolider la communauté d’utilisateurs de ces outils en France et d’assurer que ces résultats et ces investissements puissent avoir un rayonnement international.
Nous nous appuierons également sur des collaborations avec les acteurs du groupe de Recherche Pollineco (GDR n°2058) animé par B. Schatz. Ce GDR regroupe une centaine de personnes de différents horizons impliqués aussi bien dans le travail de laboratoire que de terrain ex : associations naturalistes Arthropologia et Observatoire des abeilles. Lors du dernier GDR (Octobre 2020) un groupe de travail (barcoding/metabarcoding) a été mis en place avec une proposition d’animation scientifique dès le printemps 2021.
Porteurs du projet :
Adrien Perrard : Maître de conférences. Sorbonne Université- Faculté de Sciences – iEES Paris-
4, place Jussieu- 75252 Paris Cedex 05. adrien.perrard@univ-paris-diderot.fr
Magalie Pichon : Chargée de Recherches – UMR DYNAFOR (INRAe-INP de Toulouse)
Centre de recherche Occitanie-Toulouse 24, Chemin de Borde Rouge – Auzeville CS 52627 31326 Castanet-Tolosan Cedex. magalie.pichon@inrae.fr
Laboratoires Partenaires
- iEES Paris- 4, place Jussieu- 75252 Paris Cedex 05. Adrien Perrard.
- MNHN – 57 Rue Cuvier, 75005 Paris. Rodolphe Rougerie.
- DYNAFOR (UMR INRAe-INP de Toulouse) 24, Chemin de Borde Rouge 31326 Castanet-Tolosan Cedex. Magalie Pichon; Annie Ouin; Mélodie Ollivier.
- EDB (UMR CNRS-UPS ). 118 Route de Narbonne, 31077 Toulouse. Nathalie Escaravage; André Pornon.
- Laboratoire de Zoologie. Université de Mons Boulevard Dolez 31, 7000 Mons, Belgique. Denis Michez.
- Laboratoire d’entomologie évolutive. Université de Neuchâtel. Avenue du Premier-Mars 26, 2000 Neuchâtel, Suisse. Christophe Praz.
Collaborations
Plus d’une dizaine de laboratoires académiques et associations du GDR Pollineco sont mobilisés dans le projet pour mettre à disposition les collections d’abeilles et deviendront des utilisateurs de la base de barcodes ADN.
Références
Creedy TJ, Norman H, Tang CQ, Qing Chin K, Andujar C, Arribas P, O’Connor RS, Carvell C, Notton DG, Vogler AP. A validated workflow for rapid taxonomic assignment and monitoring of a national fauna of bees (Apiformes) using high throughput DNA barcoding. Mol Ecol Resour. 2020 Jan;20(1):40-53. doi: 10.1111/1755-0998.13056. Epub 2019 Oct 8. PMID: 31290224.
Gadoum S. and Roux-Fouillet J.-M. (2016). Plan national d’actions « France Terre de pollinisateurs » pour la préservation des abeilles et des insectes pollinisateurs sauvages. Office pour les Insectes et leur Environnement –du Développement Durable et de l’Energie : 136 p
Gargominy, O., Tercerie, S., Régnier, C., Ramage, T., Dupont, P., Daszkiewicz, P. & Poncet, L. 2019. TAXREF v13, référentiel taxonomique Ministère de l’Ecologie, pour la France : méthodologie, mise en œuvre et diffusion. Muséum national d’Histoire naturelle, Paris. Rapport Patrinat. 63 pp.
Gueuning M, Ganser D, Blaser S, Albrecht M, Knop E, Praz C, Frey JE. Evaluating next-generation sequencing (NGS) methods for routine monitoring of wild bees: Metabarcoding, mitogenomics or NGS barcoding. Mol Ecol Resour. 2019 Jul;19(4):847-862. doi: 10.1111/1755-0998.13013. Epub 2019 Apr 29. PMID: 30912868; PMCID: PMC6850489.
Hebert PDN, Ratnasingham S, deWaard JR (2003) Barcoding animal life: cytochrome c oxidase subunit 1 divergences among closely related species. Proceedings of the Royal Society of London Series B-Biological Sciences, 270, S96–S99.
Nieto, A., S. P. M.Roberts, J. Kemp, P. Rasmont, M.Kuhlmann, M.García Criado, J.C.Biesmeijer, P.Bogusch, H.H.Dathe, P.De La Rúa, T.De Meulemeester, M.Dehon, A.Dewulf, F.J.Ortiz-Sánchez, P.L’homme, A.Pauly, S.G.Potts, C.Praz, M.Quaranta, V.G.Radchenko, E.Scheuchl, J.Smit, J.Straka, M.Terzo, B.Tomozii, J.Window and D. Michez. European red list of bees. International Union for conservation of nature. Luxembourg: Publication Office of the European Union; I–X + 84 p. ISBN: 978-92-79-44512-5. doi:10.2779/77003.
Potts SG, Biesmeijer JC, Kremen C, Neumann P, Schweiger O, Kunin WE. Global pollinator declines: trends, impacts and drivers. Trends Ecol Evol. 2010 Jun;25(6):345-53. doi: 10.1016/j.tree.2010.01.007. Epub 2010 Feb 24. PMID: 20188434.
Potts, Simon G., et al. (2016) Summary for policymakers of the assessment report of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES) on pollinators, pollination and food production. No. hal-01946814.
Ratnasingham, S., and P.D.N. Hebert. (2007) « BOLD: The Barcode of Life Data System (http://www. barcodinglife. org). » Molecular ecology notes 7(3): 355-364.
Schmidt S, Schmid-Egger C, Moriniere J, Haszprunar G, Hebert PDN (2015) DNA barcoding largely supports 250 years of classical taxonomy: identifications for Central European bees (Hymenoptera, Apoidea partim). Molecular Ecology Resources 15, 985-1000.
Sheffield, C. S., Hebert, P. D., Kevan, P. G., & Packer, L. (2009). DNA barcoding a regional bee (Hymenoptera: Apoidea) fauna and its potential for ecological studies. Molecular Ecology Resources, 9, 196-207.